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  • Le drame d'un amour mal partagé




    « Choucoune », c'est incontestablement, le premier texte littéraire de la littérature haïtienne d'expression créole. Ce poème, au plan linguistique, comporte beaucoup d'imperfection. La langue dont Durand reste un locuteur natif souffre d'un grave problème orthographique : Ce manque manifeste, ne découle pas du défaut de performance et de compétence, lié à la formation du barde amoureux. Il ne fut pas linguiste ; et, du reste, il a vécu au XIXè siècle. A cette époque, le créole se trouvait frappé d'interdit de toute sorte : sa place n'était pas dans les salons.



    Le poème « Choucoune » de Charles Alexis Oswald Durand (1840-1906) demeure incontestablement la première oeuvre poétique de la littérature haïtienne d'expression créole.

    Le schéma narratif suivi par l'auteur dans la rédaction du poème s'apparente, en bien des points, au type de schéma pris en charge par les romanciers réalistes dans les contes et récits merveilleux. Ce point de vue, quant aux yeux des critiques qui ne se connaissent pas assez dans la lecture moderne d'un texte littéraire, peut paraître tout à fait bizarre. Contestable ou non, notre point de vue ouvre la voie à une réflexion plus profonde et, d'emblée, plus rationnelle.

    Portant sur quatre points : a) la réception du message ; b) le statut linguistique du poème ; c) la structure du récit; d) l'acceptation ou le rejet du héros ; elle permet de se rendre compte que « Choucoune » se révèle être le résultat d'un amour mal partagé.
    La réception du message

    L'intérêt de « Choucoune », en tant que poème lyrique, se situe au centre d'un message: message centré sur l'amour, qui tient tout du sentiment et qui ne tient presque rien d'un calcul rationnel, introduit le lecteur au coeur même du récit. Et puisqu'on dit message, la référence immédiate au schéma de Roman Jakobson devient plus que jamais nécessaire. Car la lecture de la première strophe du poème, basé sur sept strophes au total, met en évidence les six fonctions du schéma de la communication de Jakobson qu'on ne saurait négliger.

    D'entrée de jeu, l'émetteur exprime, par des gestes et des mots articulés, ses observations: « Li sourit l'heur' li ouè moin » (Ière strophe, 3ème vers). Dans ce sourire, geste qui n'est jamais neutre au plan sentimental, un message s'adresse au coeur du poète. Il réagit : « Ciel ! a la bell moune ! » (1ère strophe, 4ème vers). Plus loin, le destinataire laisse entrevoir ses penchants : « Femm' comm' ça plai moin tout d' suite... » (3ème strophe, 4ème vers).

    Compte tenu de cela, nous partageons avec les critiques traditionnels l'idée que la première démarche était l'oeuvre de « Choucoune ». Qui a-t-il de mal en cela ? Le besoin d'aimer n'est-il pas un besoin réciproque ? Ici et là, il est seulement question de culture et de vision du monde.

    Même si le terme narrateur/destinataire n'est pas encore catalogué et inséré dans un registre de termes scientifiques, on peut, jusqu'à preuve du contraire, trouver dans le narrateur celui qui joue, en même temps, le rôle de destinataire. D'un côté, il dit : « je ». Qu'en dit-on ? Indice d'énonciation ou de modalisation marquant l'implication du sujet dans le discours. Ceci se rend logiquement par le « morphème » de la personne verbale « mwen » du créole haïtien. De l'autre côté, pour répondre au message - celui, bien entendu, qui s'articule dans un sourire -, le destinataire le capte. Et sur le champ il le décode. La suite du décodage se traduit dans une exclamation plaintive : « Ciel ! a là bel' moune ! » (Ière strophe, 4ème vers). Dans ce contexte, on peut ne pas être satisfait de la démarche de Jakobson. Mais en est-il besoin de recourir aux critiques formulées par Catherine Kerbrat-Orecchioni contre le schéma de communication du linguiste américain ? Non. Dans un réalisme lyrique ou, tout au moins, dans une communication où seul le sentiment joue le rôle de contact, la situation de communication paraît plus problématique : ce que l'âme conçoit aisément, le coeur le conçoit difficilement.

    Le message reçu et, du même coup, partagé, (puisque dans un dialogue le rôle « émetteur/récepteur » s'avère un rôle de réciprocité), entraîne les interlocuteurs dans la jouissance d'un bonheur de courte durée. Pourquoi ce bonheur est-il de ce genre ? Tout simplement parce que le coeur demeure inconstant et le sentiment, pour sa part, changeant. Prenant en compte ce message, on peut faire même un « éventail » ; mais cela ne vaut pas nécessairement la peine. Les « éventails », à en bien juger, ne constituent qu'un amas de phrases souvent mal construites ou mal agencées. De plus, elles n'ont rien de commun avec l'histoire : disons l'histoire en tant que science ! Tout l'intérêt des « éventails », oeuvre d'un profane célèbre, gagnant à sa cause tout un univers de mauvais lettrés, réside seulement du côté de la production. Car cet amas de phrases peut être utile dans le cadre d'une enquête intéressant la construction de la grammaire générative. Laissons de côté cette polémique : elle ferait perdre à « Choucoune » ses mérites au plan littéraire.
    La structure du récit

    Ce qu'il ne faut jamais négliger dans le poème, c'est le type de plan sur lequel il s'enchaîne. Sa structure, proche d'un schéma narratif propre aux récits réalistes merveilleux, le rapproche de ces sortes d'écrits. On y trouve, « Dèriè yon gros touff pingoin/L'aut jou, moin contré, Choucoune » (rapport spatio/temporel), la situation initiale : cette dernière repose sur la description d'un cadre ; la nature comme lieu favorable aux rencontres heureuses. Ce cadre est marqué par un élément indicateur. Cet élément indicateur, donc « pingoin », rendu en français de France par « aubépine », crée image, ou, si l'on préfère, symbole. Le passage du symbole à la réalité ne s'explique pas. Mais, bon gré malgré, « aubépine » est signe annonciateur de rupture et de péripétie. Ne dit-on pas qu'il n'y a pas de rose sans épines ? Dicton ou autre chose, la suite du récit en dira davantage.

    Dès la situation initiale, la péripétie s'annonce. L'élément perturbateur dont le narrateur en fait une ironique description dans la cinquième strophe intervient, semble-t-il, au moment où l'amour pousse ses premières tiges. Dès lors, mis en déroute, il se souvient de ses moments de gloire. Tombé sous le coup tragique du destin, il connaît des moments tristes et couverts d'amertume. La péripétie s'enchaîne. L'élément de résolution, l'unique remède au mal dont le héros est accablé, tarde à venir. C'est toute l'âme d'un être malheureux qui se voit trempée dans un bain de mélancolie.

    Ce choc émotionnel, comme tout choc d'une telle nature, s'exprime en langue maternelle ; elle permet, de ce fait, de rompre au point de vue adopté par les critiques traditionnels : « Choucoune » ne saurait naître en prison. Un choc émotionnel n'attend jamais à demain pour se rendre manifeste. En revanche, la situation finale de ce drame d'amour n'est que le renversement du calme inclus déjà dans la situation initiale : « Malheur moin, li qui la cause !... » (5ème strophe, 4ème vers). Car la joie la plus intense fait place à la douleur la plus aiguë.
    La question du statut linguistique dans « Choucoune » ne pose pas problème comme il est le cas dans « Lisette Quitté la Plaine ». De même, le message linguistique véhiculé ne pose pas non plus problème quant aux yeux des locuteurs du créole actuels. Pourtant, dans le cas de « Lisette Quitté la Plaine », on ne peut pas tirer cette conclusion logique. Le linguiste de Corail n'arrive pas à se rendre compte de cela. Il faudra,pour éclairer sa raison linguistique, produire sur le poème attribué à Duvivier de la Mahotière un travail rationnel, scientifique.

    « Choucoune », c'est incontestablement, le premier texte littéraire de la littérature haïtienne d'expression créole. Ce poème, au plan linguistique, comporte beaucoup d'imperfection. La langue dont Durand reste un locuteur natif souffre d'un grave problème orthographique : on le voit dans « Quand » (1ère strophe, 7ème vers), « chandelle » (2ème strophe, 2ème vers), « dé pieds » (répété dans chaque triplet constituant une sorte de refrain de malédiction), «oéseaux » (au début de chaque refrain) ... Ce manque manifeste, ne découle pas du défaut de performance et de compétence, lié à la formation du barde amoureux. Il ne fut pas linguiste ; et, du reste, il a vécu au XIXè siècle. D'ailleurs l'évolution timide et suspecte du créole se trouvait frappé d'interdit de toute sorte : sa place n'était pas dans les salons. Donc, il fallait être brave pour produire un énoncé ou un vers dans cette langue reléguée aux secondes zones.

    Le créole de l'époque était considéré comme un patois (de l'ancien latin, patos, chien). Il ne se parlait que par les paysans ; du reste, il ne faisait pas l'objet de réflexion didactique ou de préoccupation scolaire. Ce qui confère à toute langue son statut linguistique ne fait pas défaut en créole : le système de signes qui n'est jamais stable et le système syntaxique qui ne varie pas. Le registre de langue dans « Choucoune » justifie un seul et même fait ; on l'a déjà souligné : un choc émotionnel ne s'exprime qu'en langue maternelle. Un homme blessé jusqu'au fond du coeur et immergé dans le désespoir n'attend pas un temps mémorial pour exprimer sa charge émotionnelle. Il rumine sans cesse et fait de sérieuses confidences ; ici et là, dans le poème, un lyrisme épousant les penchants d'un fleuve en cru emporte sur son passage toute la lucidité du poète.
    Dans « Choucoune », le lyrisme du poète coule comme les courants d'un fleuve. C'est ce qui caractérise la fin de chaque strophe : « P'tits oéseaux ta pé couté nou lan l'air /Quand moin songé çà, moin gangnin la peine/Car dimpi jou' là, dé pieds' moin lan chaîne !».

    Le texte par sa structure syntactique reste du créole haïtien. Ce qu'on y trouve, en terme de manque, tient de l'évolution lente et durable de toute langue naissante cherchant sa voie et s'efforçant de se libérer de l'emprise d'une autre. Ce problème est lié à la maîtrise des règles de la ponctuation qui, en créole, est spécifique ; il est lié aussi à la question de la pluralisation qui ne renvoie pas en créole à une marque physique. Cela ne prive pas le créole de sa valeur linguistique

    Acceptation ou rejet du héros

    Tout le problème de « Choucoune » porte sur la question de l'acceptation ou le rejet du héros : l'acceptation, quoique soudaine, le comble de joie ; celle qu'on croit être la plus intense. Le rejet, en conséquence, le prive une fois pour toute de cette joie ineffable : « Pitôt blié ça, ce trop grand la peine/Choucoune quitté moin, dé pieds moin lan chaîne » (5ème strophe, 7ème et 8ème vers).

    La conquête du coeur de l'être aimé, faite de manière hâtive, s'apparente à une sorte de coup de foudre : «N'allé la caze manman li ». A en bien juger, il n'est pas vraiment question de coup de foudre : « Nou rété causer longtemps » (4ème strophe, 4ème vers). Le poète, parce que charnel ou sensuel, on peut ne pas vouloir le croire sincère dans sa volonté de trouver en « Choucoune » la femme de sa vie : « Temps passé pas temps jodi !... ».

    Cette réflexion, comme il est souvent le cas, vient un peu trop tard. Elle efface dans le coeur du conquérant toute joie ; Choucoune perd tout. Pas même ce beau coup de pinceau : «Choucoune cé gnon marabout/Z'yeux-li clairé comm' chandelle » (2ème strophe, 1er et 2ème vers). Et « Choucoune », décrite en revanche comme une femme infidèle n'a pas permis au poète de vivre dans ses bras trop longtemps. Pourquoi ? Elle n'a pas trouvé, semble-t-il, dans l'auteur des « Rires et Pleurs » le mari de ses rêves.

    Toutefois, auprès de la mère de la héroïne, l'accueil était vraiment chaleureux : « Ah ! moin content cilà nette ! » (4ème strophe, 4ème vers). Cette exclamation, venant d'un coeur plein de flamme, prouve deux faits : l'un est que « Choucoune » est une femme généreuse ; sa conquête ne fait pas couler trop de verve et d'encre. L'autre, enfin, est que Durand se fait trop vite la dupe de ses illusions. Le mieux, ce n'est pas d'arriver, comme bon nombre de « critiques traditionnels, à dire que « Choucoune » était infidèle ; le mieux encore, ce n'est pas de conclure sur le vif, comme mes élèves de « L'Ensemble scolaire Père Basile Moreau », que Durand se révèle être un trompeur trompé. L'exemple de Madame de Merteuil dans « Les Liaisons Dangereuses » (1784) de Pierre Choderlos de Laclos (1741-1803), montre le côté naïf, puérile d'un tel jugement. C'est trop « rase » ! Ce drame montre que deux coeurs qui ne se confondent pas ne vont point de pair. L'opposition est manifeste : Durand trouve dans Marie-Noël Bélizaire, véritable nom de Choucoune, (1863-1924) sa raison de vivre ; celle-là, durant les instants passés dans les bras du barde, n'a pas trouvé l'homme de son rêve ni celui de sa vie.

    Marie-Noël Bélizaire (1863-1924), se jetant dans les bras du petit blanc, couvert d'aversion et de ridicule, poursuit ses objectifs. Il en va de même, le poète qui tombe sous le coup des lois de la nature, condamne et dénonce un mal. C'est la blancomanie : recherche de liaison avec le blanc en vue de l'amélioration de la teinture de la peau ou la quête d'une belle progéniture. « Choucoune » n'a pas tort d'avoir abandonné son homme au profit d'un petit blanc : l'amour ne tient pas ses charmes des qualités de l'esprit mais du sentiment. Et qui autorise La victime à voir dans « Choucoune » (son bourreau) une femme infidèle ? Personne, disons-nous ! « Choucoune » ne l'a pas trompé : elle le renvoie comme on renvoie un élève incapable des bancs de sa classe à la fin de l'année scolaire.

    Pour la victime, le bourreau, c'est toujours un déloyal ; il fait l'objet d'accusation de toutes sortes. Que ne met-elle pas sur son compte ? Alors, la nature a ses lois. Chacun de nous doit, tant bien que mal, s'y plier.

    Le poète Oswald Durand: Dans un réalisme lyrique ou, tout au moins, dans une communication où seul le sentiment joue le rôle de contact, la situation de communication paraît plus problématique ; ce que l'âme conçoit aisément, le coeur le conçoit difficilement.



    Louis, Dulomond
    Critique littéraire
                                                                                                                                                                              Source: le nouvelliste